Le
papier ou la toile sont des matériaux pauvres et cette pauvreté
n'est pas anodine. L'image qui ne cherche qu'à conquérir, à
coloniser les regards et se reproduire a vite compris qu'il lui
faudrait pour cela se désincarner, rejeter dans l'insignifiant son
support matériel. La numérisation, la virtualité, la reproduction
sont en germe dans ce choix primitif du papier. C'est qu'en occident,
la peinture et le dessin descendent en ligne droite de l’écrit,
manifestation purement utilitaire de l'activité abstraite de la
pensée cherchant à se répandre. La matière en art est presque
totalement asservie par l'idée et ne subsiste, comme en lambeau,
qu'à la faveur d'une pure nécessité. Et même, lorsque le métier
d'art, la technique, le concret interviennent, ce n'est, avec
l'encadrement ou la reliure, que pour creuser encore plus la distance
qui sépare le monde de l’œuvre et le monde physique.
Les
œuvres graphiques orientales ont depuis leurs premières heures
choisi le parti de l'idole. Les rouleaux qui les portaient, de par
leur nature même, se destinaient à un usage circonstancié, faisant
de l'acte de regarder une véritable procédure rituelle. Il y a une
donnée nécessairement active dans le fait de dérouler et d'exposer
un rouleau en vue de le proposer aux regards. Là où le tableau
occidental est conçu pour être présent, dans une offrande
permanente et quasi obscène, aux regards de tous sans considération
du moment opportun, l’œuvre picturale en orient est toujours pensé
dans son lieu et son temps propre, c'est à dire dans sa matérialité.
Ici, l’Écrit vient en second.
Le
point important est de prendre conscience que ces deux approches ne
sont pas purement étrangères l'une à l'autre et si l'on veut bien
considérer qu'à travers ces deux chemins coule le même désir de
marquer les esprits et de se maintenir dans le temps, on comprendra
qu'il s'agit en réalité pour les idées de deux stratégies limites
pour atteindre le même but.
L'image/idée,
peut chercher à emprunter le véhicule le plus rapide (papier,
vitrail, verbe), à se diffuser le plus largement possible jusqu'à
atteindre la masse critique qui la préserverait de l'oubli.
Elle
peut au contraire tenter le pari de se rendre indispensable par un
lien affectif (dévotion et rareté) et pérenne par les qualités
physiques de son véhicule (objet).
(Il
est intéressant de noter que ces positions qui sont vraies pour les
arts graphiques s'inversent avec le Japon lorsqu'on considère
l'architecture. Celle-ci reposant au Japon sur la fragilité et la
faculté de reconstruire par cycles les bâtiments à l'identique
alors qu'en Europe l'architecture est, dans l'Histoire, solidement
pétrifiée. Dans l'architecture japonaise, c'est l'idée qui est
solide et le bâtit fragile)
L’enveloppe
numérique qui, aujourd'hui, s'étend sur le monde tend à installer
la tactique compulsive des images au détriment de la version intime
et matérielle des propositions picturales orientales. Mais qu'en
est-il réellement de ce rapport de force ? Sommes-nous
condamnés à errer dans les nues de données infinies ou y a-t-il
une « voie du réel » qui serait tracée par un besoin
d'ancrage de nos idées à la matière ?
Quel
monstre alors serait ce dessin qui délibérément resterait accroché
à son support, ayant choisi un précieux au risque qu'il lui fasse
de l'ombre ; un dessin qui accepterait de se faire objet et
ainsi, comme volontairement enchaîné, verrait sa postérité
entravé ; un dessin qui ne soit pas une simple ornementation de
l'objet mais une œuvre intimement liée à son support ?
C'est
un dessin qui n'accepte pas de se réduire à la forme et aux
couleurs, au sens ou à la composition. Il veut qu'on le touche,
qu'on l'embrasse même et que chacun soit forcé d'avoir avec lui un
rapport unique et particulier.
Hormis
donc chez les artistes, nombreux certes, ayant délibérément
chevillé leurs images à la matière de leur support ou de leur
technique, se rapprochant en cela de la sculpture, l'image en Europe
a toujours été très facilement détachable du physique rendant sa
diffusion et sa reproduction évidentes. Et même en initiant une
voie de rematérialisation de la peinture à travers le papier collé,
Braque et Picasso, ne se sont pas rendu compte qu'ils œuvraient dans
les prémices d'un vaste mouvement d'abstraction de l'art, c'est à
dire une séparation de l’idée/œuvre et de son support.
Désormais, le succès d'une œuvre, c'est à dire son inscription
dans la mémoire collective immatérielle comme muséale et
scientifique, réside donc principalement dans les qualités
intrinsèques des idées qu'elle manifeste et donc de sa pertinence
voire de sa capacité à influencer les critères de pertinence.
Plus
de place, dirait-on pour une œuvre picturale qui propose une
relation intime. La peinture même, en tant que production d'objets
picturaux ne cesse de mourir et renaître au rythme d'engouements
éphémères mais c'est pour mieux se faire récupérer par une
médiatisation qui l'assimile de fait au graphisme, à la pub ou à
la mode et finit ainsi de l'extirper de son support quand elle
n’achève pas son sens même. Si elle survit, cela ne semble dû
qu'à l'attachement peut-être primitif que l'on conserve avec l'idée
de s'entourer d'objets beaux et authentiques ; idée qui se
trouve par ailleurs largement satisfaite, et à bon compte dans un
monde où tout est devenu esthétique, où, pour reprendre les termes
de Yves Michaud, l'art, devenu gazeux s'est déposé sur toute chose,
depuis le mobilier qui nous entoure jusqu'à ce que l'on mange en
passant par nos amours et nos pensées mêmes, médiatisées qu'elles
sont par l'industrie fictionnelle. Selon la formule performative de
Duchamp, « C'est le regardeur qui fait l’œuvre », même
la lampe design tirée à des milliers d'exemplaires satisfera notre
sentiment du beau comme notre besoin d'intimité car son histoire
c'est nous qui la ferons, il n'est plus nécessaire pour cela qu'elle
ait été faite dans des conditions d'authenticité.
La
production visuelle, alimentée essentiellement par le graphisme qui
regroupe la production picturale de la publicité, des média et de
la communication et le design ( la part attribuable au cercle de
l'art paraissant désormais dérisoire tant sa diffusion franchit mal
les barrières de son milieu et tant son contenu même diffère peu
des sources précitées) semble s'être irrémédiablement abandonné
à la stratégie de la contagion, empruntant systématiquement les
supports les plus susceptibles de la véhiculer rapidement et
largement (vidéo, image numérique, presse, logo, internet...). La
fluidité inédite de la masse des propositions visuelles, rendant
immédiate la confrontation, la comparaison ou la compétition, tend
à amplifier un phénomène de synchronisation des modes. Différents
registres, différents « univers » ou langages,
cohabitent toujours mais en leur sein les idées se synchronisent
pendant que leurs frontières se creusent, rendant possible, à la
marge, une véritable explosion des possibilités créatives héritée
des déconstructions modernistes. Le résultat de ce vaste tourbillon
d'imitation est la disparition progressive de tout ancrage quel qu'il
soit au profit d'une lévitation sans but puisque, l'autoréférence
étant devenue la règle, l’aléatoire seul peut l'orienter. Seuls
les artistes ayant élaboré un univers pictural propre et
travaillant dans une démarche largement indépendante des flux
d'influence construisent des œuvres relativement personnelles,
constituant éventuellement, à l'occasion du passage du peloton des
idées, des points d'ancrage éphémères de la mode. Partout
ailleurs, la frénésie de la production d'image se densifie et
s’homogénéise dans l'immatérialité.
En
a-t-il jamais été autrement ? Comment savoir ce qu'aurait été
la production picturale dans l'Histoire sans les nécessités que lui
imposait ses conditions matérielles de productions, aujourd'hui
évaporées ? Car en effet quoi d'autre que la matière pour
entraver ce mouvement ? Par sa lourdeur, sa lenteur, par le
trait ou les couleurs qu'elle impose, par l'économie aussi qui la
sous-tend, par l'unicité qu'elle donne aux choses, la matière est à
l'évidence ce qu'il fallait éliminer pour libéraliser le monde des
idées. Que dire des idées lorsqu'elles n'avaient pas encore le
choix ? Étaient-elles plus belles, plus sincères, plus
sensibles, plus intimes ? Certainement, mais peut-être
auraient-elles préféré pouvoir se diffuser en tout point de la
planète à la vitesse de l'éclair comme peut le faire aujourd'hui
n'importe quelle image. Voilà quelque chose d'indécidable,
néanmoins peut-on désormais penser la matérialité comme un choix
à partir du moment où l’immatérialité est devenue possible.
Il
ne s'agit pas ici de produire un manifeste ni même de déplorer un
état de fait. La situation actuelle présente selon le lieu où l'on
se situe, des aspects heureux comme des dérives , mais il
convient pour la comprendre de constater les forces stratégiques
inconscientes qui dominent dans la production et la diffusion des
idées picturales, et de tenter d'entrevoir leur avenir. Et si l'on
postule (assez arbitrairement peut-être) que les hommes ont besoin
d'éprouver le beau et
de tisser des liens affectifs voire spirituels avec le monde matériel
qui les entoure dans leur quotidien, ( cf« l'aura »
de W.Benjamin) on peut supposer qu'au delà de la sphère abstraite
du « struggle for life » des images dont « Tumblr »
est aujourd'hui un centre exemplaire, un terrain, un sous-terrain
devrait-on dire, perdure où l'image se savoure et se chérit dans sa
troisième dimension. « L'objet-image », qui nous
touche dans notre vie, notre passé et notre intimité, est de ce
fait devenu réactionnaire, ce qui laisse présager qu'à la faveur
de ces temps où des lassitudes plus ou moins barbues grognent
crescendo, il pourrait sortir doucement de l'ombre que projette sur
lui « l'image sans chair ».