samedi 12 avril 2014

Dedans du dessin


Le papier ou la toile sont des matériaux pauvres et cette pauvreté n'est pas anodine. L'image qui ne cherche qu'à conquérir, à coloniser les regards et se reproduire a vite compris qu'il lui faudrait pour cela se désincarner, rejeter dans l'insignifiant son support matériel. La numérisation, la virtualité, la reproduction sont en germe dans ce choix primitif du papier. C'est qu'en occident, la peinture et le dessin descendent en ligne droite de l’écrit, manifestation purement utilitaire de l'activité abstraite de la pensée cherchant à se répandre. La matière en art est presque totalement asservie par l'idée et ne subsiste, comme en lambeau, qu'à la faveur d'une pure nécessité. Et même, lorsque le métier d'art, la technique, le concret interviennent, ce n'est, avec l'encadrement ou la reliure, que pour creuser encore plus la distance qui sépare le monde de l’œuvre et le monde physique.

Les œuvres graphiques orientales ont depuis leurs premières heures choisi le parti de l'idole. Les rouleaux qui les portaient, de par leur nature même, se destinaient à un usage circonstancié, faisant de l'acte de regarder une véritable procédure rituelle. Il y a une donnée nécessairement active dans le fait de dérouler et d'exposer un rouleau en vue de le proposer aux regards. Là où le tableau occidental est conçu pour être présent, dans une offrande permanente et quasi obscène, aux regards de tous sans considération du moment opportun, l’œuvre picturale en orient est toujours pensé dans son lieu et son temps propre, c'est à dire dans sa matérialité. Ici, l’Écrit vient en second.

Le point important est de prendre conscience que ces deux approches ne sont pas purement étrangères l'une à l'autre et si l'on veut bien considérer qu'à travers ces deux chemins coule le même désir de marquer les esprits et de se maintenir dans le temps, on comprendra qu'il s'agit en réalité pour les idées de deux stratégies limites pour atteindre le même but.
L'image/idée, peut chercher à emprunter le véhicule le plus rapide (papier, vitrail, verbe), à se diffuser le plus largement possible jusqu'à atteindre la masse critique qui la préserverait de l'oubli.
Elle peut au contraire tenter le pari de se rendre indispensable par un lien affectif (dévotion et rareté) et pérenne par les qualités physiques de son véhicule (objet).
(Il est intéressant de noter que ces positions qui sont vraies pour les arts graphiques s'inversent avec le Japon lorsqu'on considère l'architecture. Celle-ci reposant au Japon sur la fragilité et la faculté de reconstruire par cycles les bâtiments à l'identique alors qu'en Europe l'architecture est, dans l'Histoire, solidement pétrifiée. Dans l'architecture japonaise, c'est l'idée qui est solide et le bâtit fragile)
L’enveloppe numérique qui, aujourd'hui, s'étend sur le monde tend à installer la tactique compulsive des images au détriment de la version intime et matérielle des propositions picturales orientales. Mais qu'en est-il réellement de ce rapport de force ? Sommes-nous condamnés à errer dans les nues de données infinies ou y a-t-il une « voie du réel » qui serait tracée par un besoin d'ancrage de nos idées à la matière ?


Quel monstre alors serait ce dessin qui délibérément resterait accroché à son support, ayant choisi un précieux au risque qu'il lui fasse de l'ombre ; un dessin qui accepterait de se faire objet et ainsi, comme volontairement enchaîné, verrait sa postérité entravé ; un dessin qui ne soit pas une simple ornementation de l'objet mais une œuvre intimement liée à son support ?
C'est un dessin qui n'accepte pas de se réduire à la forme et aux couleurs, au sens ou à la composition. Il veut qu'on le touche, qu'on l'embrasse même et que chacun soit forcé d'avoir avec lui un rapport unique et particulier.

Hormis donc chez les artistes, nombreux certes, ayant délibérément chevillé leurs images à la matière de leur support ou de leur technique, se rapprochant en cela de la sculpture, l'image en Europe a toujours été très facilement détachable du physique rendant sa diffusion et sa reproduction évidentes. Et même en initiant une voie de rematérialisation de la peinture à travers le papier collé, Braque et Picasso, ne se sont pas rendu compte qu'ils œuvraient dans les prémices d'un vaste mouvement d'abstraction de l'art, c'est à dire une séparation de l’idée/œuvre et de son support. Désormais, le succès d'une œuvre, c'est à dire son inscription dans la mémoire collective immatérielle comme muséale et scientifique, réside donc principalement dans les qualités intrinsèques des idées qu'elle manifeste et donc de sa pertinence voire de sa capacité à influencer les critères de pertinence.

Plus de place, dirait-on pour une œuvre picturale qui propose une relation intime. La peinture même, en tant que production d'objets picturaux ne cesse de mourir et renaître au rythme d'engouements éphémères mais c'est pour mieux se faire récupérer par une médiatisation qui l'assimile de fait au graphisme, à la pub ou à la mode et finit ainsi de l'extirper de son support quand elle n’achève pas son sens même. Si elle survit, cela ne semble dû qu'à l'attachement peut-être primitif que l'on conserve avec l'idée de s'entourer d'objets beaux et authentiques ; idée qui se trouve par ailleurs largement satisfaite, et à bon compte dans un monde où tout est devenu esthétique, où, pour reprendre les termes de Yves Michaud, l'art, devenu gazeux s'est déposé sur toute chose, depuis le mobilier qui nous entoure jusqu'à ce que l'on mange en passant par nos amours et nos pensées mêmes, médiatisées qu'elles sont par l'industrie fictionnelle. Selon la formule performative de Duchamp, « C'est le regardeur qui fait l’œuvre », même la lampe design tirée à des milliers d'exemplaires satisfera notre sentiment du beau comme notre besoin d'intimité car son histoire c'est nous qui la ferons, il n'est plus nécessaire pour cela qu'elle ait été faite dans des conditions d'authenticité.

La production visuelle, alimentée essentiellement par le graphisme qui regroupe la production picturale de la publicité, des média et de la communication et le design ( la part attribuable au cercle de l'art paraissant désormais dérisoire tant sa diffusion franchit mal les barrières de son milieu et tant son contenu même diffère peu des sources précitées) semble s'être irrémédiablement abandonné à la stratégie de la contagion, empruntant systématiquement les supports les plus susceptibles de la véhiculer rapidement et largement (vidéo, image numérique, presse, logo, internet...). La fluidité inédite de la masse des propositions visuelles, rendant immédiate la confrontation, la comparaison ou la compétition, tend à amplifier un phénomène de synchronisation des modes. Différents registres, différents « univers » ou langages, cohabitent toujours mais en leur sein les idées se synchronisent pendant que leurs frontières se creusent, rendant possible, à la marge, une véritable explosion des possibilités créatives héritée des déconstructions modernistes. Le résultat de ce vaste tourbillon d'imitation est la disparition progressive de tout ancrage quel qu'il soit au profit d'une lévitation sans but puisque, l'autoréférence étant devenue la règle, l’aléatoire seul peut l'orienter. Seuls les artistes ayant élaboré un univers pictural propre et travaillant dans une démarche largement indépendante des flux d'influence construisent des œuvres relativement personnelles, constituant éventuellement, à l'occasion du passage du peloton des idées, des points d'ancrage éphémères de la mode. Partout ailleurs, la frénésie de la production d'image se densifie et s’homogénéise dans l'immatérialité.

En a-t-il jamais été autrement ? Comment savoir ce qu'aurait été la production picturale dans l'Histoire sans les nécessités que lui imposait ses conditions matérielles de productions, aujourd'hui évaporées ? Car en effet quoi d'autre que la matière pour entraver ce mouvement ? Par sa lourdeur, sa lenteur, par le trait ou les couleurs qu'elle impose, par l'économie aussi qui la sous-tend, par l'unicité qu'elle donne aux choses, la matière est à l'évidence ce qu'il fallait éliminer pour libéraliser le monde des idées. Que dire des idées lorsqu'elles n'avaient pas encore le choix ? Étaient-elles plus belles, plus sincères, plus sensibles, plus intimes ? Certainement, mais peut-être auraient-elles préféré pouvoir se diffuser en tout point de la planète à la vitesse de l'éclair comme peut le faire aujourd'hui n'importe quelle image. Voilà quelque chose d'indécidable, néanmoins peut-on désormais penser la matérialité comme un choix à partir du moment où l’immatérialité est devenue possible.

Il ne s'agit pas ici de produire un manifeste ni même de déplorer un état de fait. La situation actuelle présente selon le lieu où l'on se situe, des aspects heureux comme des dérives , mais il convient pour la comprendre de constater les forces stratégiques inconscientes qui dominent dans la production et la diffusion des idées picturales, et de tenter d'entrevoir leur avenir. Et si l'on postule (assez arbitrairement peut-être) que les hommes ont besoin d'éprouver le beau et de tisser des liens affectifs voire spirituels avec le monde matériel qui les entoure dans leur quotidien, ( cf« l'aura » de W.Benjamin) on peut supposer qu'au delà de la sphère abstraite du « struggle for life » des images dont « Tumblr » est aujourd'hui un centre exemplaire, un terrain, un sous-terrain devrait-on dire, perdure où l'image se savoure et se chérit dans sa troisième dimension. « L'objet-image », qui nous touche dans notre vie, notre passé et notre intimité, est de ce fait devenu réactionnaire, ce qui laisse présager qu'à la faveur de ces temps où des lassitudes plus ou moins barbues grognent crescendo, il pourrait sortir doucement de l'ombre que projette sur lui « l'image sans chair ».

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire